Violences policières : comment en est-on arrivé là ? (NVO)

5 février 2020 | Mise à jour le 5 février 2020
Par  | Photo(s) : Benoit Durand / Hans Lucas

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Violences policières : comment en est-on arrivé là ?

Acte 18 des gilets jaunes à Paris. Des violences ont eu lieu sur les Champs-Élysées.
Les violences policières contre les mouvements sociaux atteignent une ampleur et une intensité impressionnantes. En criminalisant la mobilisation sociale et en cherchant à faire peur, l’exécutif espère réduire la contestation face à ses « réformes » néolibérales. Mais les dernières semaines de grève et de manifestation contre le projet de démantèlement de notre système de retraites lui opposent un vaste et profond démenti. Retour sur cette surenchère sécuritaire.

Quelque 2 500 blessés en un an de mobilisations sociales. Le chiffre, officiel, a été donné en novembre 2019 par le ministère de l’Intérieur lui-même. Parmi eux, des blessés graves qui ont perdu un œil, ont vu leur main arrachée, leur mâchoire fracassée, ou gardent d’autres séquelles, durables. À Marseille, en décembre 2018, une octogénaire, Zineb Redouane, décède d’un arrêt cardiaque au bloc opératoire, après avoir été touchée au visage par une grenade lacrymogène en marge d’une manifestation contre l’habitat indigne, alors qu’elle se trouvait à son domicile, au quatrième étage.

À Nantes, le 21 juin 2019, Steve Maia Caniço, 24 ans, se noie dans la Loire où tombent plusieurs jeunes à l’issue d’une charge de police à l’issue d’une fête de la musique qui s’éternise sur le quai. Au point qu’en février 2019, le Conseil de l’Europe fait part de son inquiétude. Rappelant que « les membres des forces de l’ordre ont, en tant que dépositaires de l’autorité publique, une responsabilité particulière […]. Leur tâche première est de protéger les citoyens et les droits humains », le Conseil alerte : « Le nombre et la gravité des blessures infligées aux manifestants [en l’occurrence principalement des Gilets jaunes, ndlr] mettent en question la compatibilité des méthodes employées dans les opérations de maintien de l’ordre avec le respect de ces droits. »

Michelle Bachelet, haute-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU réclame, en mars, « une enquête approfondie » sur ces violences. Alors que, depuis le début, l’exécutif s’acharne à les justifier. Christophe Castaner, « premier flic de France », réfute l’idée de violences policières. Quelques semaines après une manifestation des Gilets jaunes au cours de laquelle ont eu lieu des dégradations aux Champs-Élysées et à l’Arc de Triomphe, le locataire de l’Élysée annonce, en février 2019 : « Il faut maintenant dire que, quand on va dans des manifestations violentes, on est complice du pire. »

Nous n’avons pas de regret sur la façon dont nous avons mené l’ordre public. »Laurent Nuñez, secrétaire d’État à l’Intérieur

En juin, Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur affirme : « Nous n’avons pas de regret sur la façon dont nous avons mené l’ordre public. » Les témoignages, cependant, s’accumulent. Comme le travail du journaliste indépendant David Dufresne qui, durant plusieurs mois, a recensé, vérifié et documenté les violences imputées à la police. Ou celui d’« observatoires des pratiques policières », tel celui créé à Toulouse à l’initiative de la Ligue des droits de l’homme, du Syndicat des avocats de France et de la Fondation Copernic, auquel participent des militants syndicaux.

Des vidéos sur ces pratiques deviennent virales sur les réseaux sociaux depuis le début du mouvement des Gilets jaunes puis, depuis décembre 2019, à l’occasion des mobilisations contre la « réforme » des retraites. Au point de devoir poser la question de la pérennité en France du droit à manifester. Car ces violences se poursuivent. À l’issue de la manifestation du 9 janvier dernier, le parquet de Paris a dû ouvrir une enquête, une vidéo montrant un membre des forces de l’ordre tirer à bout portant au LBD sur un manifestant.

Quatre jours plus tôt, Cédric Chouviat, livreur et père de famille, décédait, à l’issue d’un contrôle routier, d’une asphyxie avec fracture du larynx. Comment en est-on arrivé là ?

Face aux mobilisations sociales : l’escalade policière

La lettre que Maurice Grimaud, préfet de police qui a succédé à Maurice Papon, adresse à tous les policiers le 29 mai 1968 est demeurée célèbre. Les événements de mai et juin 1968 sont loin d’avoir été exempts d’exactions policières. Fin mai, le préfet, à propos d’affrontements avec des manifestants, écrit : « Je comprends que lorsque des hommes assaillis pendant de longs moments reçoivent l’ordre de dégager la rue, leur action soit souvent violente. »

Mais il ajoute : « Mais là où nous devons bien être tous d’accord, c’est que, passé le choc inévitable du contact avec des manifestants agressifs qu’il s’agit de repousser, les hommes d’ordre que vous êtes doivent aussitôt reprendre toute leur maîtrise. Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière. Il est encore plus grave de frapper des manifestants après arrestation et lorsqu’ils sont conduits dans des locaux de police pour y être interrogés. »

Il ne s’agit pas en soi d’une doctrine du maintien de l’ordre, mais d’un appel à la responsabilité. Trois principes sont en fait censés guider les stratégies de « maintien de l’ordre », aussi qualifiées de « gestion des foules », le fait qu’il repose sur : l’engagement d’unités spécialisées (gardes mobiles, CRS…) ; le maintien à distance plutôt que le contact ; la proportionnalité de l’usage de la force. Au-delà des principes, la violence de la répression demeure. Comme à Creys Malville en 1977. Lors des manifestations de 1979 contre le plan Davignon de démantèlement de la sidérurgie.

Ou, comme en 1986, alors qu’un jeune étudiant, Malik Oussekine, est matraqué à mort dans le hall d’un immeuble par deux policiers motocyclistes « voltigeurs », à la suite d’une manifestation contre la loi Devaquet à laquelle il n’avait même pas participé. Charles Pasqua doit alors renoncer à ces « voltigeurs ».

La chronologie des violences policières

La NVO a recensé les principales violences policières contre le mouvement social depuis 1968.

 

 

En 2016, ce sont les mobilisations contre la loi « Travail » que l’exécutif entend décourager, sinon interdire. Un an plus tôt, les attentats terroristes ont bouleversé les esprits. L’état d’urgence a été décrété. En amont des manifestations de 2016, des interdictions individuelles de manifestations sont prononcées, comme cela avait été le cas contre des militants écologistes à l’occasion de la conférence sur le climat de l’automne 2015.

Curieux usage des dispositions de l’état d’urgence contre le terrorisme. Avant les manifestations, fouilles dites « préventives » et confiscation de matériel de protection individuelle (notamment contre les gaz lacrymogènes) se multiplient. Durant les manifestations, des journalistes sont empêchés de filmer, et des tirs de grenades, notamment dites « de désencerclement », font des blessés. À Paris, Laurent Théron, militant de Solidaires, est éborgné par une grenade lancée, selon des vidéos et témoignages, hors de toute menace sur les « forces de l’ordre ».

Le 23 juin, alors que François Hollande renonce finalement à interdire une manifestation intersyndicale à Paris, le gouvernement de Manuel Valls décide de la nasser sans aucune issue, ce que le sociologue Fabien Jobard décrit comme le maintien des manifestants « en rétention à ciel ouvert sur la place publique ».

Les scènes de violences policières se multiplient ces dernières années, comme ici, lors d’une manifestation contre la loi « Travail II » à Lyon, en 2017 (Photo Pluquet/Andia)

 

Mediapart a publié le travail de David Dufresne, lequel, dans son nouveau roman Dernière Sommation (Grasset), décrit et analyse sous forme de fiction ces pratiques, leur évolution, leurs conséquences et leurs motivations.

 

 

 

 

 

 

Un nouveau seuil de violences policières franchi

Un seuil quantitatif et qualitatif est franchi dans la répression contre le mouvement des Gilets jaunes. Un mouvement hétérogène qui se veut sans leader et hors organisation constituée, dont les revendications ont évolué pour mettre en cause l’injustice sociale et le mépris des gouvernants. Et dont certains, au-delà des ronds-points, ont investi le temps de manifestations les quartiers cossus de la capitale, suscitant la sidération, sinon la crainte, du pouvoir et de ceux qui ne fréquentent guère « ceux qui ne sont rien ».

Tandis que les images de certaines dégradations tournent en boucle sur les chaînes d’information en continu, le gouvernement focalise son discours contre ce qui serait une « horde de casseurs et de factieux » menaçant les institutions et se déchaînant contre la police. Les « pavés » de certains servent de prétextes à une répression contre tous. Le préfet de police de Paris, Didier Lallement, lâchant en novembre dernier à une manifestante : « Nous ne sommes pas du même camp. » Le gouvernement mobilise non plus seulement les unités spécialisées, mais l’ensemble des forces de police, quelles que soient leur formation et leur vocation, notamment les brigades anticriminalité (BAC) ou encore les compagnies départementales d’intervention et de sécurisation…

Parmi les armes utilisées, les matraques et les gaz lacrymogènes, y compris vaporisés à la main, mais aussi des armes, qualifiées de « non létales », que la France est l’un des rares pays à utiliser dans la mesure où elles peuvent mutiler et provoquer des blessures irréversibles. Ainsi des grenades GLI-F4 (dites « assourdissantes ») qui contiennent 26 grammes de TNT, ou de désencerclement, ou des lanceurs de balles de défense (LBD) dont l’usage a été entériné durant le mandat de Nicolas Sarkozy.

Nombre de manifestants – voire de simples passants –, des jeunes, ou encore des observateurs pourtant repérables, sont touchés à la tête, alors que viser la tête est interdit et que ces armes disposent de viseurs ultraprécis. Le gouvernement a décidé de développer leur usage malgré les rapports de médecins, les interventions du défenseur des Droits, Jacques Toubon, ou encore de la CGT et de la Ligue des droits de l’Homme qui en réclament l’abandon.

« Militarisation des forces de l’ordre »

À la logique de la désescalade, l’exécutif a préféré le choc frontal. Pierre Douillard est doctorant en sociologie. Il a été éborgné par un tir de LBD en 2007, à Nantes, alors qu’il était encore lycéen. Devenu spécialiste des pratiques policières et militant contre « la militarisation des forces de l’ordre », il évoque un changement majeur dans le maintien de l’ordre : il ne s’agit plus seulement de « contenir » les foules, collectivement, mais, dit-il, de toucher les corps, individuellement. Les « street medics » (médecins de rue), devenus incontournables dans les manifestations, sont aussi parfois visés, de même que des journalistes, dont certains ont vu leur matériel confisqué.

Du téléphone brisé à l’hématome, des blessures à la tête aux graves lésions, nombre de plaintes sont pourtant classées sans suite. La répression judiciaire complète ces dispositifs avec un nombre impressionnant de gardes à vue, y compris « préventives », et de comparutions immédiates. En mars 2019 a même été adoptée une nouvelle loi autorisant les fouilles de véhicules ou de bagages en amont de défilés et créant un nouveau délit, passible d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende, en cas de dissimulation du visage durant une manifestation.

Banlieues et ZAD : des laboratoires à huis clos ?

Rencontrant des membres du collectif Justice pour Adama – du nom d’Adama Traoré, décédé en juillet 2016 après son interpellation par la gendarmerie – lors de leurs manifestations, nombre de Gilets jaunes ont découvert que certains quartiers populaires dits « sensibles » sont depuis longtemps la cible de violences policières qu’ils ne soupçonnaient pas. C’est là, que les BAC ont été inaugurées par le préfet Bolotte avant d’être généralisées. Là, que se multiplient contrôles musclés et interpellations à répétition. Des films comme La Haine, de Mathieu Kassovitz (1995), ou L’Esquive, d’Abdellatif Kechiche (2004), en sont le reflet.

Là, que Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, a développé l’usage du flash-ball avant qu’y soient utilisés les LBD après la révolte de 2005. C’est aussi le cas contre les ZAD, telles que celle contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, où seront envoyées plusieurs centaines de policiers et gendarmes accompagnés d’hélicoptères. En octobre 2014, un militant écologiste de 21 ans, Rémi Fraisse, mobilisé contre le barrage prévu à Sievens, meurt, victime d’une grenade offensive.

De quoi a peur le gouvernement ?

Comment comprendre une telle surenchère de violences policières ? Et au fond, de quoi a peur le gouvernement ? Conjoncturellement, certains observateurs avancent l’idée que le pouvoir politique veut donner des gages aux plus vindicatifs représentants de la police sur laquelle il entend s’appuyer. Probablement. Mais le fond est d’abord politique. Voulant faire adopter à toute force ses « réformes » néolibérales, du démantèlement du droit du travail à la dégradation de l’assurance-chômage, de la raréfaction des services publics à la dislocation de notre système de retraite solidaire, il se heurte à une contestation croissante, à une mobilisation qui touche tous les secteurs.

Et plus encore depuis décembre 2019, et la première journée intersyndicale de grève et de manifestations contre sa réforme des retraites, il est confronté à la convergence des syndicalistes et des Gilets jaunes, et à l’extension du domaine de la lutte dans tous les secteurs : des hôpitaux aux raffineries ; des métallurgistes aux cheminots ; des pompiers aux étudiants ; des enseignants aux salariés du commerce… Plutôt que le dialogue, il joue la criminalisation du mouvement social et choisit l’affrontement, espérant faire peur. Parce que lui-même est fébrile. Et que se poursuit la mobilisation de celles et ceux qui entendent, notamment après plusieurs semaines de grève, continuer à défendre l’égalité des droits, la justice, la liberté, et une société de solidarité.

 

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