Pour lutter contre l’hyper-connexion, des outils comme des conventions, formations et badgeuses à distance sont déployés par les collectivités. AMEDVEDIEV/ADOBESTOCK
Isabelle Jarjaille | France | Publié le 04/07/2019 | Mis à jour le 25/06/2019
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Utilisation d’un ordinateur portable, accès aux mails sur son smartphone, télétravail… Autant d’usages qui brouillent la frontière entre vies professionnelle et personnelle. Si le « droit à la déconnexion » est effectif dans le privé, des collectivités ont mis en place des garde-fous.
Depuis le 1er janvier 2017, un « droit à la déconnexion » est effectif pour les employeurs privés qui ont l’obligation de réguler, notamment, l’usage des mails par leurs salariés. Dans la fonction publique, « ce droit n’en est toujours pas un, dans la mesure où la législation n’est absolument pas contraignante pour l’employeur [public] et ne fait que quelques préconisations très peu détaillées », assure Emmanuelle Polez, représentante de la CGT services publics. Cependant, pour renforcer la législation actuelle, un amendement a été adopté le 1er mai par les députés dans le cadre du projet de réforme de la fonction publique. Mais il n’établit pas un droit à la déconnexion, tout juste en évoque-t-il les enjeux.
Risque de surproductivité
L’usage d’un ordinateur portable, couplé à un accès aux mails sur un smartphone, brouille la frontière entre vies professionnelle et personnelle et accentue donc les risques psychosociaux. D’autant plus avec le déploiement du télétravail, autorisé dans la fonction publique depuis 2016. La métropole de Brest (8 communes, 3 300 agents, 208 900 hab.) a été pionnière sur le sujet, dès 2012. « A l’époque, la première crainte des encadrants était la baisse de la productivité du salarié, explique Nicole Quéré, responsable « formation et dynamiques internes » à Brest métropole. Or, depuis, toutes les études l’ont montré : le risque est plutôt celui de la surproductivité, avec des agents tentés de se remettre au travail le soir ou le dimanche après-midi. »
Les agents sont connectés au serveur de l’administration et disposent des mêmes accès en télétravail que lorsqu’ils sont à leur poste fixe. Alors, pour éviter les dérives, et la surconnexion, la métropole a intégré une badgeuse à distance. « Nous ne surveillons pas tous les jours l’activité de l’agent, mais, en cas de doute, nous pourrions vérifier », précise Nicole Quéré. La collectivité table sur la mise en œuvre de bonnes pratiques, et de l’autodiscipline, tant du côté des agents que des encadrants, au travers de l’organisation de formations où ceux qui ont déjà sauté le pas témoignent de leurs difficultés. « Il y a deux responsabilités sur ce sujet, estime Emmanuelle Michel, responsable « ressources humaines et finances » de La Roche aux fées communauté (16 communes, 49 agents, 26 300 hab., Ille-et-Vilaine). Celle de la collectivité qui doit veiller à ce que le plan de charge soit tenable, et celle de l’agent qui doit s’autodiscipliner. »
Des moments dédiés à la gestion des mails
Dans tous les cas, un cadre clair doit être établi, avec des horaires de travail, plus ou moins souples. « L’intérêt du télétravail réside aussi dans une forme de liberté d’organisation et de flexibilité, reconnaît Sylvie Ménage, secrétaire générale de l’Unsa territoriaux. Il faut trouver un juste milieu. » A l’image de l’Eurométropole de Strasbourg (lire ci-dessous), dont la convention de télétravail rappelle le droit : la durée de travail quotidien ne peut dépasser dix heures, l’amplitude horaire travaillée douze heures, et l’agent est tenu d’effectuer « une pause méridienne d’au moins 45 minutes », « entre 11 heures 30 et 14 heures 30 ». Attention, insiste Stéphane Gaude, formateur (lire ci-dessous), « le CHSCT peut venir visiter le lieu de télétravail. Les horaires et les conditions de travail établies entre l’employeur et l’agent doivent être respectés ! »
Mais l’accès numérique à son poste de travail pose d’autres difficultés. Notamment sur les « zones grises » selon les termes de la CGT, qui milite pour la création de droits nouveaux, prenant en compte le temps de connexion dans les transports, lorsque l’agent consulte ses mails. « Nous avons traité cette question dès 2012, à Brest métropole, se souvient Nicole Quéré. Avec des cadres qui envoyaient des mails jour et nuit. Pour y répondre, nous avons mis en place un atelier pour conscientiser sur l’usage de la messagerie. » Désormais, c’est le directeur général des services (DGS) qui explique les règles à chaque nouvel arrivant : enlever les notifications et consacrer des moments dédiés à la gestion des mails dans sa journée, freiner les réponses instantanées et modérer les envois pour éviter « la surcharge informationnelle ». A La Roche aux fées communauté, la DGS « n’envoie jamais de mail le soir ou le week-end, assure Emmanuelle Michel. Cela se répercute sur les chefs de service qui adoptent les mêmes règles et évitent de créer une chaîne de pression ».
Des chartes sur lesquelles s’appuyer
Pour graver ces bonnes pratiques dans le marbre, certaines collectivités se sont dotées d’une « charte de la déconnexion ». Celle de Rennes, partagée entre la métropole (43 communes, 5 200 agents, 443 200 hab.), la ville et le centre communal d’action sociale, pose dès le préambule « le droit de ne pas être en permanence joignable pour des motifs liés à l’exécution de son travail », et décline dix points clés, dont le premier précise qu’ »afin de limiter les risques psychosociaux liés à l’hyperconnexion, l’employeur souhaite que les salariés évitent de se connecter à leurs espaces de travail en dehors de leurs horaires de travail ».
Insuffisant pour la CGT qui réclame une inscription dans la loi d’un droit à la déconnexion dans la fonction publique. « Très peu de collectivités ont élaboré ces chartes, assure Emmanuelle Polez. Ce ne sont que des affichages, appliqués ou pas, et sans mesures de contrôle, ni définies, ni appliquées. » Cependant pour Stéphane Gaude, si ces chartes ne sont pas opposables, « elles ont le mérite d’exister et d’être des documents sur lesquels s’appuyer en cas de difficulté ». A Brest, Nicole Quéré estime que la sensibilisation des agents a payé. « Aujourd’hui, c’est plutôt sur les réseaux sociaux que nous avons des problèmes. Les agents n’ont pas toujours conscience de l’impact de leurs propos dans ce cadre. » Pourtant, le devoir de réserve y est en vigueur (lire ci-dessous).
« Les cas de dérives en télétravail sont isolés si le cadre a été posé dès le départ »
Stéphane Gaude, formateur et consultant sur les questions de management à distance
« Il y a de nombreux mythes sur le télétravail. Les encadrants confondent temps de travail et temps de présence et ont l’impression que l’agent travaillera moins s’il n’est pas sur place. Le problème est plutôt inverse. Il faut de l’autodiscipline pour ne pas travailler trop. Le décret de février 2016 cadre la procédure : tâches télétravaillables et espaces où télétravailler, au domicile, dans une pièce dédiée ou pas, ou dans un tiers-lieu.
Attention : trop de règles déresponsabilisent, il s’agit d’un contrat de confiance entre l’agent, sa hiérarchie et son équipe. Il faut former les managers à évaluer la productivité à distance et éviter un écueil, celui de l’usage abusif des mails par l’encadrant inquiet. Un agent qui télétravaille doit être traité de la même manière que celui qui est en présentiel et il est nécessaire que le suivi d’activité s’adresse à tous. Les dérives avec des agents qui travaillent trop sont isolées si le cadre a été posé dès le départ et qu’il y a une intervention en amont. Le risque est plutôt la perte de créativité si le télétravail est généralisé, un ou deux jours par semaine est un bon rythme. »
Protocole, évaluation, limite technique… des bornes posées à tous les niveaux
[Métropole de Strasbourg, Bas-Rhin, 33 communes, 7 500 agents, 489 800 habitants]
La mission des temps et des services innovants de la ville de Strasbourg s’est penchée sur le télétravail dès la publication du décret de mars 2012 permettant de lancer les expérimentations. « Il s’agissait de réfléchir aux conditions de déploiement du télétravail pour rester maître du sens que nous voulions lui donner et des modalités dans lesquelles il s’appliquerait, explique Eric Schultz, adjoint au maire chargé de la mission des temps et conseiller à l’Eurométropole, à laquelle a depuis été étendue la mission. Nos trois objectifs étaient d’avancer sur le mieux-être au travail, de limiter les déplacements des agents et de leur permettre de passer plus de temps sur leur territoire, afin de participer à la vie locale. Sans être discriminant : nous avons mené une analyse poussée pour identifier des tâches télétravaillables sur le maximum de postes. »
L’encadrement des heures de travail était primordial, et passe par une convention tripartite et une possibilité de connexion limitée techniquement. Et s’il y a débordement, les managers doivent réagir. « Nous avons également validé un protocole de mise en œuvre ainsi qu’une procédure d’évaluation et avons posé des bornes à tous les niveaux, ajoute Eric Schultz. Avec 423 télétravailleurs, nous ne constatons pas de mauvaises habitudes majeures. Après, on ne saura jamais si un agent passe sa soirée à lire un dossier papier ! »
Contact : Eric Schultz, 03.68.98.67.93.
Le devoir de réserve également de mise sur les réseaux sociaux
« II y a plutôt une présomption de large audience des propos tenus sur les réseaux sociaux », explique Fleur Jourdan, avocate en droit public au cabinet Ayache Salama. Le tribunal administratif de Toulon a ainsi jugé, en février 2011, qu’un agent communal qui avait mis en cause l’efficacité de l’action de la police municipale lors d’un incendie avait commis un « manquement au devoir de réserve ». De même, « l’anonymat ou l’utilisation d’un pseudo ne protègent pas plus qu’ils n’exonèrent son auteur dès lors qu’il est possible de découvrir l’identité de celui ou celle qui diffuse les informations », précise Emmanuel Richaud, expert juridique à la CFDT dans un article publié sur le site du syndicat en février. Par défaut, les agents doivent donc bannir de leurs réseaux sociaux, en profil public ou privé, tout propos critiquant ou dénigrant leur hiérarchie, leur service ou leur administration.
« Infobésité »
Avec le numérique, le volume d’informations à traiter augmente, qu’il s’agisse de mails ou de documents disponibles. « L’étude de ces données oblige à faire plus dans le même temps de travail, et sur la même fiche de poste », estime Emmanuelle Polez, de la CGT services publics.
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