Reçue mardi 29 août à l’Elysée, la secrétaire générale de la CGT a exposé au chef de l’Etat ses revendications, tout en l’interpellant sur la « rupture » entre l’exécutif et le monde du travail. La défiance est telle, selon elle, qu’elle joue en faveur de l’extrême droite.
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Sophie Binet met en garde Emmanuel Macron sur la « gravité de la situation dans le pays »
Reçue mardi 29 août à l’Elysée, la secrétaire générale de la CGT a exposé au chef de l’Etat ses revendications, tout en l’interpellant sur la « rupture » entre l’exécutif et le monde du travail. La défiance est telle, selon elle, qu’elle joue en faveur de l’extrême droite.
La secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, à Matignon, à Paris, le 12 juillet 2023. BERTRAND GUAY / AFP
Sous les dorures du palais de l’Elysée, ils ont fait connaissance et mesuré l’étendue de leurs divergences idéologiques. Mardi 29 août, en début de soirée, Emmanuel Macron a reçu, durant un peu plus d’une heure, Sophie Binet, la secrétaire générale de la CGT. Le chef de l’Etat souhaitait s’entretenir avec la syndicaliste, qui a pris ses fonctions à la fin mars. Il a procédé ainsi – ou s’apprête à le faire – avec Patrick Martin, le nouveau président du Medef (élu le 6 juillet), et avec Marylise Léon, désignée à la tête de la CFDT le 21 juin. Une manière d’établir un contact direct avec trois personnalités récemment installées aux commandes des plus grosses organisations de salariés et d’employeurs.
Pour ce tête-à-tête au sommet, Mme Binet est « arrivée avec [s]on ordre du jour », d’après le récit qu’elle livre au Monde. La dirigeante de la CGT affirme avoir tiré parti de l’invitation de M. Macron pour lui transmettre plusieurs messages de portée générale et attirer son attention sur des dossiers spécifiques.
« Je me suis adressée à lui avec gravité, car la situation dans le pays me paraît très inquiétante », confie-t-elle. Après la réforme des retraites, que le président de la République « a fait passer en force » malgré l’opposition d’une « écrasante » majorité de la population, « la défiance à l’égard de l’exécutif est profonde, chez les syndicats et, plus largement, au sein du monde du travail », juge Mme Binet.
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A ses yeux, « on peut parler de rupture, avec de possibles conséquences électorales au profit de l’extrême droite ». Elle dit avoir « mis en garde » le chef de l’Etat « sur sa responsabilité historique et sur le fait que son action risquait de contribuer à l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national en 2027 ». « A force de ne pas tenir compte de l’avis des organisations de salariés et de l’opinion, beaucoup de femmes et d’hommes vont considérer qu’il n’y a pas d’autre alternative que Marine Le Pen », argumente-t-elle.
« Désaccord total »
Pour la syndicaliste, il n’existe qu’une seule voie pour « apaiser la colère et tourner la page » du conflit social qui a duré tout au long du premier semestre : la tenue d’un référendum sur les retraites. Une demande formulée également par l’ensemble des partis politiques qui composent la Nouvelle Union populaire écologique et sociale. Mme Binet a fait valoir au locataire de l’Elysée qu’« il ne peut pas avoir raison seul face à tout le monde ». Mais, d’après elle, M. Macron a, sans surprise, balayé l’idée d’une consultation des citoyens, estimant qu’il faut repousser l’âge légal de départ à la retraite, afin, notamment, de garantir l’équilibre du système. « Là-dessus, notre désaccord est total, souligne-t-elle. La CGT a des solutions pour financer la branche vieillesse – dont il ne veut pas entendre parler. »
L’autre avertissement, à caractère large, que la cégétiste a lancé concerne « les périls environnementaux » : « Plus on tarde à prendre des mesures pour contrer le réchauffement climatique, plus on tarde à remettre en cause l’inégale répartition des richesses entre le capital et le travail, plus les conséquences du phénomène seront violentes socialement. »
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Après ce préambule, Mme Binet est entrée davantage dans les détails sur différents thèmes – en particulier le pouvoir d’achat et l’égalité femmes-hommes. En ces temps d’inflation soutenue, elle a, une fois de plus, plaidé en faveur d’une revendication ancienne de sa confédération : l’indexation des salaires sur les prix. Là encore – et cela n’étonnera personne –, M. Macron est contre. Mais il a dit, selon Mme Binet, « vouloir prendre des initiatives pour remédier au tassement vers le bas des rémunérations, sans vraiment fournir de précisions sur la manière dont il comptait s’y prendre ».
La syndicaliste a également tenu à aborder la question des services publics, notamment en réclamant « un plan d’urgence pour les hôpitaux » – un secteur touché par une « crise » grave. Elle a, par ailleurs, critiqué la décision annoncée, dimanche, par Gabriel Attal, le ministre de l’éducation nationale, d’interdire l’abaya, ce vêtement traditionnel couvrant porté par des élèves musulmans. « On instrumentalise ce sujet, en hystérisant le débat, alors que les personnels dans les établissements ont besoin de sérénité pour traiter de telles situations, s’indigne-t-elle. Ça ne fait que nourrir des polémiques dangereuses, tandis que les problèmes les plus importants – sur le recrutement des enseignants et la revalorisation de leur traitement – ne sont pas pris à bras-le-corps. »
« Répression syndicale »
D’autres dossiers sont apparus dans la conversation : démocratie sociale, politique industrielle… La numéro un de la CGT a exprimé tout le mal qu’elle pense de la lettre de cadrage envoyée, début août, par le gouvernement aux syndicats et au patronat pour baliser leur négociation sur l’assurance-chômage : « Ce document a été une douche froide ! Il ordonne une ponction des ressources du régime pour financer des dispositifs publics, tout en corsetant la discussion avec des objectifs précis. C’est inacceptable ! »
Enfin, Mme Binet rapporte avoir interpellé M. Macron sur des cas de « répression syndicale ». Selon elle, « une ligne rouge a été franchie » avec la convocation d’un membre du bureau confédéral de la CGT, Sébastien Menesplier, qui sera auditionné le 6 septembre par la gendarmerie, à la suite d’un dépôt de plainte après une action militante contre la réforme des retraites. « Ça ne s’était pas vu depuis les années 1950, soutient-elle. Il s’agit d’une stratégie d’intimidation, sachant que 400 militantes et militants sont aujourd’hui poursuivis devant les tribunaux pour les mêmes motifs. » Si les procédures judiciaires débouchent sur des procès et des condamnations, « la relation entre les syndicats et le gouvernement va continuer de se dégrader », prévient-elle : « Je lui ai dit que cela pèserait de façon déterminante sur la suite de la relation avec la CGT à tous les niveaux. »
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Quelle appréciation Mme Binet porte-t-elle sur son échange avec le président de la République ? « Il a essayé de se montrer ouvert à ce que je défendais, répond-elle. Mais la forme m’importe peu. Ce que la CGT attend, ce sont des actes, des avancées concrètes en faveur des travailleurs. » A l’en croire, il n’est pas possible, à ce stade, « de dire si ce rendez-vous a été utile » : « Nous l’évaluerons en fonction des infléchissements apportés à la politique qui est menée. Pour le moment, elle est probusiness, placée au service des puissants et des patrons. »
Bertrand Bissuel