Les fonctionnaires à l’heure de l’austérité
Inspecteur du travail : le difficile quotidien d’un métier menacé de disparition
3 novembre 2015
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Les agents de contrôle de l’inspection du travail sont environ 2 000 à s’assurer, quotidiennement, que les règles du Code du travail sont bien respectées. Relations parfois houleuses avec les employeurs, connaissances des domaines d’activités qu’ils inspectent, modifications régulières de la législation… : protéger les salariés des abus et des risques n’est pas de tout repos. Les changements d’organisation imposés par le ministère du Travail et la diminution de leurs moyens ne leur facilitent pas la tâche. L’inspection du travail aura-t-elle encore demain les moyens de faire respecter les droits des travailleurs ? Rencontre.
Ce matin, Anastasia [1], inspectrice du travail, s’est levée tôt. Dès 7 heures, elle s’est plantée devant l’entreprise d’un paysagiste qu’elle a prévu de visiter. « Je veux voir avec qui les stagiaires mineurs partent sur leurs chantiers, décrit Anastasia. C’est le maître d’apprentissage qui est censé les accompagner. Je souhaite aussi vérifier leur temps de travail, que je soupçonne d’être un peu trop élevé… » Le patron, un peu gêné dans son organisation quotidienne, coopère finalement et accepte de répondre aux questions de l’inspectrice.
Absence des fiches horaires des salariés, absence du document unique d’évaluation des risques, qui doit être mis à disposition des travailleurs, encadrement lacunaire des jeunes en formation : Anastasia prend des notes, annonce qu’elle fera un courrier récapitulatif, et convoque l’employeur à son bureau la semaine suivante, pour qu’il lui amène les documents manquants. « Le secteur paysagiste est très accidentogène, précise Anastasia. Il y a les blessures par coupures mais aussi, voire surtout, les électrocutions. Tous les ans, des gens meurent sur des chantiers de coupes d’arbres, en travaillant trop près de lignes à haute tension non consignées. »
« Le salaire, c’est tous les mois ! »
Chargés, depuis la fin du XIXe siècle, de protéger les salariés et de veiller à l’application de la législation du travail, les agents de contrôle doivent s’adapter à chacun de leurs interlocuteurs. Pas toujours facile de trouver la distance juste entre les accueils agressifs et les tentatives de familiarités. Il faut aussi composer avec chaque réalité rencontrée. « Quand on contrôle une entreprise, il ne faut pas avoir la prétention de couvrir les 2 000 pages du Code du travail », explique le responsable d’une unité de contrôle, secteur territorial sur lequel travaillent plusieurs inspecteurs [2]. « On assure une présence. On travaille sur la réalité. On ne va pas demander à une entreprise au bord du gouffre de faire 100 000 euros d’investissement. Toutes ces petites entreprises qui tirent le diable par la queue, c’est compliqué. Elles sont dans la galère, on le sait », poursuit Anastasia. Dans la petite ferme équestre qu’elle vient de contrôler, les patrons n’ont pas payé leur apprentie depuis six mois ! « C’est vu avec les parents, ils savent que je finirai par payer », assure la patronne. « Mais le salaire, c’est tous les mois, rappelle Anastasia. Vous ne pouvez pas transiger. En cas de saisie des Prud’hommes, vous perdrez à coup sûr ! Je vous laisse une semaine pour régulariser la situation. »
« On ne peut pas laisser passer six mois d’impayés de salaires, c’est impossible, explique ensuite Anastasia. Mais si l’entreprise paie déjà la moitié rapidement, on peut accorder un petit délai supplémentaire. Parfois, dans les petites entreprises, les employeurs ne connaissent objectivement pas leurs obligations. Dans les grosses boîtes, c’est différent. Ils ont de tels services juridiques qu’ils ne peuvent pas prétendre ignorer le droit. » Souvent montrés du doigt par les organisations patronales, qui leur reprochent de casser la compétitivité des entreprises, les inspecteurs et inspectrices du travail passent une bonne partie de leur temps à expliquer le Code du travail, et à tenter de régulariser les entorses au droit sans passer par la case justice.
« Petits oublis » des patrons et heures de travail non payées
En 2013, les 2 000 agents de contrôle français ont ainsi rédigé plus de 180 000 lettres d’observations, contre 6 000 procédures pénales engagées. Dans ces courriers, ils décrivent les manquements observés, et demandent aux employeurs d’y remédier. « Parfois, on mentionne un délai, parfois non », détaille Bertrand, inspecteur depuis six ans. Tout juste sorti d’une visite de chantier de construction d’un grand bâtiment pour logements collectifs, il prévoit de rédiger cinq courriers. L’un d’eux sera adressé à un cimentier qui laisse un de ses maçons poncer du béton avec un masque manifestement inadapté, dans une pièce envahie de poussières. Les autres seront envoyés à des sous-traitants qui « oublient » de fournir des vêtements de travail à leurs employés. Ou qui ne paient leurs salariés qu’à partir du moment où ils arrivent sur le chantier, passant à la trappe le temps passé au chargement du matériel, au petit matin, et le temps de trajet.
« Une rumeur, solide, circule dans le milieu du bâtiment, éclaire Bertrand : le trajet pour venir sur le chantier ne devrait pas être comptabilisé comme du temps de travail. Mais c’est faux ! À partir du moment où les gars passent par le dépôt pour prendre du matériel, leur journée commence. » Les plaquistes, visiblement contents que l’on s’intéresse un peu à leur boulot, ont l’air tout étonnés d’apprendre que cela fait vingt ans qu’ils travaillent gratis pendant une heure, chaque jour ou presque…. « Je vais demander au cimentier de me dire comment les évaluations de risques ont été faites, et de me fournir les documents qui le démontrent. Pour les autres, je demanderai des factures attestant de l’achat de vêtements de travail, ou des relevés horaires. » À chaque fois, il faudra qu’il mentionne les articles du Code du travail qui définissent les obligations des patrons. « J’avoue ne pas les connaître par cœur, cela peut donc prendre un peu de temps. Après, les employeurs obtempèreront, ou pas… et je n’aurai pas forcément le temps de les relancer. »
Trop de missions pour trop peu de temps
Inspecteurs et inspectrices ont tant à faire qu’ils sont confrontés, chaque jour, à des dilemmes entre ce qui est prioritaire, et ce qui l’est moins. En plus des contrôles et de leurs suites administratives, ils assurent des permanence physiques et téléphoniques au cours desquelles ils reçoivent ou conseillent des salariés, le plus souvent pour non-paiement d’heures travaillées. « Quand les gens viennent nous voir, cela fait en général plusieurs mois qu’ils ne sont pas payés, relève Clément. Ils arrivent là quand les solidarités familiales et amicales ne peuvent plus suffire. C’est incroyable de constater tout ce que les salariés acceptent de subir pour garder leur boulot. »
Avec l’affaiblissement des collectifs de travail, ces demandes personnelles ont tendance à augmenter. « Même dans les grandes entreprises, les salariés ne connaissent pas forcément leur délégué du personnel, parce qu’ils ne travaillent pas sur le même site, parce qu’ils n’ont pas les mêmes horaires, ou parce que personne ne leur en a parlé, explique Bertrand. Les salariés sont de plus en plus souvent seuls face à leurs problèmes. » C’est aussi le cas des inspecteurs du travail, dont certains regrettent le manque d’échanges et d’analyses de pratique avec leurs collègues. « Chacun est happé individuellement par son travail, et le passage de témoin avec les plus expérimentés est d’autant moins facile que les agents s’autorisent rarement la “perte de temps” que représente, selon eux, les moments d’échanges avec les collègues », analyse Martine Millot, inspectrice du travail, dans l’ouvrage collectif Les risques du travail [3].
Faire des contrôles ou produire des statistiques ?
« Les échanges de dossiers, ce n’est pas dans la culture du métier, estime, pour sa part, un ancien inspecteur devenu directeur départemental. Il y a une réticence à dévoiler aux autres la façon dont on travaille. Avec les actions collectives, on espère pouvoir changer ces habitudes et faciliter les partages de connaissances et de compétences. » Définies par le ministère et par les directions régionales, les actions collectives (ou campagnes nationales de contrôles) n’emballent pas vraiment les inspecteurs et inspectrices, qui les trouvent complètement déconnectées du terrain. « En 2010, nous avons dû aller vérifier les appareils radios des vétérinaires, dans le cadre d’une campagne sur la radioprotection, se souvient l’un d’eux. Cela nous a pris un temps fou, et souvent nous étions très mal reçus. Les vétos, dont très peu emploient des salariés, ne voyaient pas du tout ce qu’on faisait là. On aurait mieux fait de s’intéresser aux expositions des salariés sous-traitants dans le secteur du nucléaire… Mais ça, tout le monde s’en moque ! »
« On se demande parfois si ces actions collectives ne servent pas qu’à faire des statistiques, ajoute Émilie, une autre inspectrice. En 2008, on a dû travailler sur l’exposition des salariés aux poussières de bois (les poussières de bois sont une des causes importantes de cancers professionnels au niveau du nez, ndlr). Il fallait que l’on aille dans toutes les menuiseries. On l’a fait. Et nous avons décelé des risques importants. Mais quand nous avons commencé à dire qu’il allait falloir stopper les activités de pas mal de boîtes, on a nous a dit “Stop” ! Et nous n’avons jamais eu de réponse sur ce qu’il fallait faire. »
Classements sans suite et faibles sanctions
Soucieux de pouvoir rétablir un semblant de justice dans le monde du travail, et convaincus de pouvoir le faire en choisissant leur métier, les inspecteurs du travail ont parfois le blues. Émilie se souvient, avec dépit, de ce patron d’entreprise de poids lourds lui criant à la sortie du tribunal : « Vous pouvez revenir quand vous voulez, je vais continuer ! », tant la sanction infligée était faible. « Il s’agissait d’heures de travail illégales », précise Émilie. « Les chauffeurs conduisaient pendant plus de douze heures d’affilée, de nuit, après avoir déjà conduit, le jour précédent. C’est illégal, mais aussi très dangereux, déplore Clément. Le jour où un tel poids lourd emboutit un bus scolaire, tout le monde crie au scandale. »
Et que dire des classements sans suite, nombreux, qui réduisent à néant de nombreuses heures de travail et l’espoir d’amélioration des conditions de travail de milliers de salariés [4] ? « Quand j’ai commencé, en 2004, et qu’il y avait une plainte d’employeur, notre hiérarchie nous demandait ce qui s’était passé, ajoute Anastasia. Aujourd’hui, on nous demande comment on s’est comportés… Plus ça va, et plus le parti pris est : si une entreprise se plaint, c’est qu’un agent de contrôle a été trop zélé dans son application du Code du travail. »
« Notre métier va devenir impossible »
À cette impression de perte de sens, s’ajoutent des conditions matérielles qui s’amenuisent sans cesse… « Avec la réforme des services, dont on nous a promis qu’elle permettrait de faire mieux avec moins, on est passés de 23 à 15 agents de contrôle, remarque Bertrand. Nous avons donc environ 10 000 salariés chacun ! Pour bien travailler, il faudrait que l’on en ait dix fois moins. On pourrait alors prendre le temps d’approfondir, de connaître mieux leur travail réel, de déceler systématiquement les situations de souffrance au travail. » L’impression de mal faire son travail touche de plus en plus d’agents de contrôle [5].
« C’est assez difficile de travailler pour quelqu’un qui veut votre mort, résume Bertrand, laconique. C’est assez pesant. Je n’ai jamais vu, en 34 ans, autant de gens qui veulent partir, poursuit Émilie. Et quand quelqu’un part, la direction constate. Mais c’est tout. Personne ne se demande pourquoi tant d’agents de contrôle veulent partir. Notre métier va devenir impossible, dit simplement Bertrand. Si les accords de branches et d’entreprises s’imposent au droit ; on ne pourra plus contrôler, on ne pourra plus conseiller. Et pourtant, le malaise au travail explose , s’inquiètent-ils tous. Les employeurs savent que la voie est libre. Il savent que les gens ont peur du chômage et que les classes dirigeantes sont en leur faveur. Ils y vont franco. » Que vont devenir celles et ceux qui turbinent chaque jour dans les usines, sur les chantiers ou dans les bureaux ?
Nolwenn Weiler